Fin 1976, j’ai tourné l’Ami américain [The American Friend] à Hambourg et à Paris, avec Bruno Ganz et Dennis Hopper. Le scénario était adapté du roman Ripley s’amuse [Ripley’s Game], de Patricia Highsmith. Les Polaroid étaient alors l’équivalent des photos instantanées que permettent les smartphones aujourd’hui – leurs ancêtres analogiques, en somme. Véritables journaux intimes, les caméras produisaient des impressions « originales ». Je photographiais différents lieux de tournage, puis j’épinglais les Polaroid au mur du bureau de production. La personne chargée du script photographiait chaque scène pour assurer leur continuité. Je photographiais mes acteurs pendant les répétitions et quelques fois pendant le tournage. Même dans l’histoire, Dennis Hopper, interprétant le rôle du personnage trouble de Tom Ripley, se servait d’une caméra Polaroid. L’acteur a fini par devenir notre « ami américain », si bien que nous avons changé le titre du film, qui était censé s’appeler Piégé [Framed].
La scène montre Tom Ripley dans son manoir en pleine nuit, envahi par le remords : il a convaincu un innocent artisan allemand, Jonathan Zimmermann (joué par Bruno Ganz) de commettre un meurtre. L’acteur communique son tourment intérieur en prenant une série d’autoportraits avec son appareil SX-70. À la fin, il s’allonge sur sa table de billard en laissant pleuvoir les clichés sur lui comme autant de gouttes. La scène capturait avant son temps l’obsession narcissique dont nous souffririons tous plus tard, quand nous prendrions des selfies comme si c’était la chose la plus naturelle au monde. Aujourd’hui, c’est le cas. Qui aurait pu prévoir que, un jour, nos appareils auraient des objectifs des deux côtés ! Une avancée inimaginable à l’époque, comme lorsque Ripley braque l’appareil sur son visage tel un pistolet pour se suicider.
Dans une autre scène, Ripley traverse Hambourg au volant de sa fantastique Thunderbird et enregistre ses pensées avec un Walkman. Encore un rappel du long et inévitable chemin menant à notre ère numérique.


Wim Wenders